Le Jardinet corrigé
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- Publié le 19 juin 2009
Je viens conter une légende de mon village; je ne sais s'il faut l'appeler légende, car la chose est véritable, c'est une vieille histoire dont des membres de ma famille ont été témoins.
J'habite un des plus jolis sites des bords de la Meuse, là où le fleuve est si beau, là où châteaux et villas sont posés sur ses rives, là où de jolies barques sillonnent ses eaux; je le trouve ici plus majestueux qu'ailleurs, les jardins m'y paraissent plus fleuris, les habitations plus riantes; j'aime notre église romane, son clocher que de ma fenêtre j'entrevois à travers le feuillage des grands arbres; mais ce que j'aime au-dessus de tout, ce sont nos rochers. Ils sont splendides je les connais dans tous leurs détails et je les admire, surtout quand le soleil leur donne des teintes charmantes : le violet et le gris des rochers se marient à la verdure du feuillage; en automne ces teintes changent et c'est le jaune, le brun des hêtres, le vert foncé des chênes qui font la joie de nos yeux. Ces changements au renouvellement des saisons leur donnent un charme ravissant et toujours nouveau.
A chacun de ces rochers on a donné un nom: il y a le Lion couché, dont la tête fière se relève et paraît regarder la Meuse et les prairies étendues à ses pieds comme faisant partie de son domaine; le roc suivant est la Grosse tête, qui domine les prés du Neviau et qui, comme un balcon surplombant le vide, est l'endroit le mieux choisi pour considérer le cours du fleuve, l'île et tout le site pittoresque; puis le trou des Nutons, grotte ayant sa légende, et enfin le Jardinet.
Quand j'étais enfant et que je demandais à mon père ce que signifiait ce nom de Jardinet, il me contait ceci :
Il y a bien longtemps, dans l'autre siècle, du temps de son grand-père ou de son bisaïeul, il y avait à Dave... un sourd-muet. Ils étaient alors si malheureux ces infirmes: pas d'instruction, pas le moindre moyen de communiquer avec les autres hommes... C'était un grand malheur pour la famille d'avoir un enfant frappé de cette terrible disgrâce; mais c'était surtout pour le pauvre sourd que le malheur était grand !...
Celui dont je vous dis l'histoire était triste; les enfants le poursuivaient de leurs rires et de leurs moqueries, lui jetaient des pierres ; le pauvre garçon les fuyait, mais en vain.
Un jour, il disparut de longues heures durant et revint le sourire aux lèvres; nul ne savait ce qu'il avait fait; tous les jours même absence et même retour joyeux.
Au bout de quelques jours de cette vie de mystère, les pâtres qui gardaient les bestiaux dans les près du Neviau aperçurent entre les fentes des rochers les vives couleurs de fleurs charmantes ; c'était à un endroit inaccessible, et les roses les plus radieuses, les soleils les plus brillants, les damas d'une blancheur éclatante, enfin les belles vieilles fleurs du bon vieux temps poussaient là comme par enchantement.
Les petits pâtres et les habitants du village étaient bien étonnés : pour les uns les Nutons étaient revenus et allaient reprendre les travaux d'autrefois; pour les autres, c'était une puissance surnaturelle qui faisait sortir de terre et vivre des fleurs miraculeuses.
A force de regarder, on aperçut un être humain; il soignait ces fleurs, leur apportait avec mille difficultés, soins et précautions, la terre et l'eau qui leur faisait défaut dans cet endroit sec et aride ; il passait toutes les heures de la journée au milieu d'elles; enfin, on reconnut le paria du village, le malheureux rejeté de tous, le sourd-muet !...
Mais comment arrivait-il là, comment s'y prenait-il ? On cherche, on arrive vers les rochers par le haut, par le bas: pas moyen d'atteindre le Jardinet; le sourd s'y glissait le matin, en revenait le soir, par une voie à lui seul connue, et la joie dans le coeur.
Cependant qui cherche trouve: un beau matin une troupe de jeunes garçons a découvert, liée au pied d’un arbre une corde: on s'y accroche, on glisse et voilà les enfants parmi les fleurs du pauvre sourd; le chemin est connu: où les premiers ont passé, d'autres ont suivi; les fleurs sont cueillies, le jardinet foulé aux pieds, tout est abîmé... Le malheureux regarde son oeuvre détruite; il est là morne et sombre, il laisse faire... il pleure...
Quand tout est dévasté, lui alors, le coeur brisé, reprend le chemin du logis, il ne reviendra plus à son petit coin si cher et si bien à lui, où il était heureux loin des hommes et de leur méchanceté ; c'est bien fini: le rayon de bonheur qui avait un instant illuminé sa vie s'est éteint, cette joie de créer qui l'avait rendu heureux a disparu, ce plaisir de posséder quelque chose à lui seul n'existe plus; le chagrin l'a repris et tout doucement lui aussi s'est éteint. ..Il a joui un instant, sa triste vie a eu quelques jours heureux, tout à fait heureux, c'est déjà quelque chose.
Mais cette histoire qui m'a touchée et émue dans mon enfance, n'est-ce pas un peu l'histoire de tout le monde ?
…
N'avons-nous pas tous aussi notre Jardinet, un petit coin du coeur où nous cultivons pour nous seuls des roses et des fleurs, un petit bonheur, un espoir, une illusion qui nous fait vivre ?
…
Je vous dirais encore bien d'autres légendes de mon joli village, je vous ferais bien connaître des sites ravissants; mais s'il est trop connu, les touristes y viendront, ils trouveront la corde et alors pour moi, tout le charme aura disparu.
" Journal de Bruxelles» du samedi 10 septembre 1892 et republié dans « Pays de Dave » nr 19 de 1975.
Avec mes remerciements à André Schoofs et la famille de Wasseige.
PS : Le jardinet est la plateforme au-dessus dans la voie du « bivouac », en dessous de la cheminée avec les blocs coincés, là où dans mon jeune temps se trouvait une tôle ondulé soutenue par quelques grosses branches permettant de passer la nuit et de laisser un peu de matériel.